Le douanier est occupé à contrôler mon passeport lorsque j’aperçois devant moi deux cyclistes en train de pénétrer dans le Monténégro. Deux minutes plus tard, je suis autorisé à passer la frontière et je fonce pour essayer de les rattraper. Ces trois dernières semaines je n’ai presque pas eu de conversations avec des êtres humains hormis les « bonjour » / « au revoir » des caissières de supermarchés.
Un chien à l’affût au milieu de la route me laisse penser que les deux voyageurs sont proches. J’expérimente pour la première fois le fait d’être la proie d’un animal. Heureusement la route descend et le canidé est court sur pattes.
Cinq minutes plus tard je fais la connaissance de Nicolas et Lara ces Français qui voyagent vers la Grèce. Nous discutions sous le toit d’une station-service afin d’être abrité de la pluie. Au fil de la conversation, je commence à prendre conscience que peu de voyageurs à vélo font 100 km par jour mais plutôt une soixantaine. Il y a aussi ce concept de « rest day » (jour de repos) que je n’applique absolument pas !
Notre rencontre ne dure pas très longtemps car la pénombre arrive au galop. Ils me conseillent de passer par Kotor et de prendre la route de Serpentine.
« Il y a 1000m de dénivelé mais comme tu es sportif, cela ne devrait pas te poser de problèmes » me dit Lara
Soit, je n’avais de toute façon aucune idée de l’itinéraire pour traverser le Monténégro.
Les montagnes qui aimaient la mer
Ici aussi un abribus m’abrite de la pluie et une bonne nuit de repos me permets d’attaquer la journée du lendemain en pleine forme. Pour accéder à la ville fortifiée de Kotor sans prendre le bac, je dois faire le tour de la baie. Les montagnes ont les pieds dans l’eau et je m’enfonce toujours plus dans les méandres de cette route. La baie est tellement protégée par les formations rocheuses qu’il est difficile d’imaginer que cette étendue d’eau est connectée à la mer.
Un HLM flottant amarré au port de Kotor a déversé son flot de touristes Italiens en croisière sur la Méditerranéenne. Je prends la peine d’arpenter à pied les petites ruelles pavées car les vélos y sont interdit. Mais je m’aperçois vite que la petite ville est sans intérêt. Le centre est jonché de magasins vendant des bibelots inutiles mais visiblement appréciés des touristes. C’est marrant car on retrouve ce type d’objet dans tous les lieux touristiques du monde.
Hier Lara est Nicolas m’ont expliqué qu’il fallait s’enregistrer auprès des autorités dans les 24h suivant l’arrivée dans le pays sous peine de sanctions lors de la sortie du territoire. C’est vrai que j’avais aussi vu le panneau à ce sujet à la douane. Je me rends donc au bureau où je suis censé m’enregistrer mais il y a un hic. Pour répondre aux formalités, il faut l’adresse d’un lieu d’hébergement. Je baragouine que je ne dors pas et que je ne fais que traverser le pays. La dame me répond que je n’ai pas besoin de m’enregistrer. Je verrais bien à la frontière.
Alors que je décroche mon vélo, un touriste turc vient discuter avec moi. Je l’interroge sur la météo de son pays en cette saison.
« Au nord il pleut, au centre il fait froid et la côte sud reste relativement ensoleillée » me répond l’homme.
La pluie des derniers jours m’a fait méditer sur mon itinéraire et cette rencontre vient confirmer mon intuition que traverser la Géorgie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan en cette saison est une vraie bêtise. Dans ce cas je ferrai l’équivalent de la distance en restant au Sud de la Turquie quitte à revenir sur mes pas pour rester sous des latitudes raisonnables.
Le poème de la route
Je passage l’embranchement pour accéder à la route de Serpentin et je me retrouve à traverser un tunnel couvert de suie sous le bruit assourdissant d’un ventilateur qui menace d’exploser. Lorsque je j’aperçois de mon erreur je suis déjà de l’autre côté de cet antre diabolique. Pas question de faire demi-tour, alors je me contrains à emprunter une route sinueuse qui me brûle les cuisses.
J’ai de la chance puisque les nuages se dispersent à mesure que je m’élève au-dessus de Kotor. À chaque virage le morceau d’un poème écrit en jaune sur le muret m’aide à oublier l’effort :
« If you can dream…
… if you can laugh …
… if you can cry …
… if you can love …
… if you can smile …
… then you’re alive.
And it’s all that matter. »
(Si tu peux rêver … si tu peux rire … si tu peux pleurer … si tu peux aimer … si tu peux sourire … alors tu es en vie. Et c’est tout ce qui compte.)
Je suis bien content d’avoir rencontré les deux Français à la frontière car la vue depuis le haut de la route est magnifique.
Jusqu’à présent j’ai trouvé la montée relativement facile et une fois le col passé je débouche sur un plateau. Je traverse un petit village quasiment désert. La seule activée se résume à cette poignée d’hommes en train de décharger des jambons d’un semi-remorque. Apparemment cet endroit est réputé pour le fumage et séchage des jambons. La deuxième partie de la montée est beaucoup moins facile surtout avec les rafales de vent qui me frigorifient.
Cette fois le sommet débouche sur une multitude de montagnes rocailleuses où quelques petits buissons apportent des touches de vert au tableau. La route redescend ensuite jusqu’au village de Cetinje. Alors que je suis en train de remplir mes bouteilles à la fontaine municipale, je fais la rencontre de deux jeunes qui m’invitent à prendre un café. L’un de Bosnie est venu voir son cousin qui fait des études d’art au Monténégro.
Ce dernier me demande mon avis sur le film Athena qui parle d’un soulèvement dans une banlieue française. Décidément le monde entier semble être préoccupé par le cas de l’immigration en France…
« Sais-tu quelle est la ville avec l’une des pluviométries les plus importantes d’Europe ? » me demande le Monténégrin
« Aucune idée »
« Cetinje ! »
Nous discutons plusieurs heures dans le café ce qui réchauffe à la fois mon cœur en carence d’amitié et mon corps gelé par la descente.
Je prends la décision de perdre de l’altitude pour rejoindre la côte de nuit pour éviter les précipitations. À côté du campement je trouve un sac de terreau vide qui vient parfaire l’étanchéité de mon paquetage.
Mes deux plus grands ennemis
Aujourd’hui mes deux pires ennemis sont de sortie. Il pleut et un violent vent de face m’interdît de progresser rapidement. J’ai retrouvé la côte mais toujours pas le soleil. Les éléments sont déchaînés. Il me semble qu’ils avaient annoncé du vent avec des rafales à plus de 90 km/h. C’est la première fois de ma vie que je suis littéralement stoppé net par une violente rafale. À un moment, un léger coup de guidon combiné au puissant souffle perpendiculaire me fait perdre l’équilibre et je manque de tomber. Vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’ai maudit ces vents dominants soufflants d’Est en Ouest. Que voulez-vous, j’ai l’habitude de faire les choses à contre-courant…
Je n’avance pas et il pleut à torrents. Jamais autant de pluie ne m’est tombé dessus. J’essaye tant bien que mal de rendre mon sac étanche en empilant les couches de sacs plastiques.
Au moins j’aurais appris quelque chose. Le plus grand frein à parcourir de longues distances journalières à vélo ce n’est ni le poids ni le dénivelé. Le vent vient en tête de liste suivi de près par l’état de la route. Parce que si l’on néglige les froncements, le surplus d’énergie dépensée lors des montés sera théoriquement restitué pendant la descente. Mais avec le vent l’énergie est perdue à jamais. Les physiciens diraient qu’elle vient augmenter l’entropie de l’univers. Nettement plus poétique vous ne trouvez pas ?
Je m’arrête sous un abri dans la montagne. Il est tout en métal et son toit forme une flèche pointue. Il garde au sec les affiches des décès que les familles placardent lorsque leurs proches quittent ce monde. J’avais déjà vu cette pratique en Italie, je me dis qu’elle a dû être importée au Monténégro. Alors que je sors ma caméra pour filmer cette mousson, un flash m’éboulis, une seconde plus tard un fracas déchire le rideau de pluie. Encore un qui n’est pas tombé loin. Je réalise que rester appuyé à ce joli abri de fer n’est pas la meilleure des idées. Je reste dessous sans toucher le métal en me posant la question suivante : « serais-je électrocuté si la foudre venait à tomber sur cette flèche d’acier ? » Tant que je n’ai qu’un seul pied au sol, il ne peut logiquement pas y avoir de différence de potentiel qui laisserait passer le courant dans mon corps. Heureusement, je n’aurais pas la réponse à ma question et la pluie ayant cessé, je repars sur la route.
Le regard des autres
Les gens me saluent. Parfois je donne un signe de la tête quand mon regard croise celui d’un inconnu. Je remarque un fait amusant, je suis plus souvent encouragé par ceux qui connaissent l’humidité de la terre, l’odeur du cambouis ou le poids des parpaings. Peut-être que c’est parque les employés de bureau ne peuvent pas s’imaginer ce que représente la brutalité de l’effort physique.
En France personne ne me saluait. C’est surement parce que avec mon vélo et les sacs plastiques je ressemble à un SDF me direz-vous !
Les automobilistes sont très respectueux. Ils ont le compas dans l’œil et savent ce que représentent les 1m50 réglementaires lorsque l’on double un cycliste. Nos chers compatriotes français devraient aller faire un tour au Monténégro ou en Albanie une fois qu’ils ont obtenu leur permis de conduire. De plus, les conducteurs ne râlent pas lorsque je fais de gros écarts pour éviter les flaques d’eau et font attention de ne pas m’éclabousser. Dans un tunnel, un chauffeur de bus reste derrière moi afin que je puisse le traverser en toute sécurité.
Le verdict
À l’approche de la frontière albanaise je découvre quelques mosquées et un cimetière turc. L’islam est la religion majoritaire en Albanie même si le nombre de pratiquants fait l’avis de nombreuses controverses. Il y a aussi de belles maisons et grands bâtiments qui sont vident. Tout cela sens le blanchiment d’argent…
Je passe la frontière avec un peu d’appréhension car je ne me suis pas déclaré. Heureusement, la douanière ne me demande rien et je pénètre en Albanie. Fait étonnant : je n’ai que le tampon d’entrée au Monténégro sur mon passeport, pas celui de la sortie du territoire…
Dans ce recoin de l’Europe, ni les nuages ni la pluie ne s’arrêtent à la frontière…
Merci et bravo Timothée pour ce partage qui nous permet de voyager avec toi.
Tous mes vœux pour cette nouvelle année et bon courage pour la suite de tes aventures.
Bisous
Marie-Hélène