Malgré le fait que nous ayons atterri au milieu de la nuit, une petite troupe nous accueille au son du ukulélé. L’aéroport de Tahiti est minuscule. Il n’y a pas de salle climatisée et le hall principal est ouvert sur la rue. Le soleil matinal force l’aube à se lever vers cinq heures du matin dans ce recoin du monde.
La fatigue rattrape mes trois heures de sommeil et je décide de passer la journée dans un parc ensoleillé. Pour la première fois de ma vie, je suis en train de vivre le second lundi de la semaine. Le passage de la ligne du changement de date au milieu du Pacifique m’a fait remonter le temps.
Une incroyable collectivité d’outre-mer
Lors de mes premières heures dans cette collectivité d’outre-mer française, je ne peux m’empêcher de penser à ces histoires de marins entendus en Nouvelle-Zélande. L’histoire du HMS Bounty, cette frégate britannique du XVIIIe siècle dont l’équipage se mutina pour rester en Polynésie Française, ne cesse de me revenir à l’esprit. L’équipage, après dix mois de traversée, était tombé amoureux des paysages grandioses et des magnifiques Polynésiennes sexuellement libérées !
Pas toujours propre, la rue qui conduit au parc me rappelle l’un de ces pays d’Asie du Sud-Est. Mangues et avocats fraîchement tombés de l’arbre laissent des taches grises sur le trottoir. Aux abords de Papeete, je découvre certaines habitations précaires qui contrastent avec l’idée que je m’étais faite de cette île paradisiaque.
Entendre ces Polynésiens parler français à l’autre bout du monde me perturbe un peu après avoir conversé en anglais durant les onze derniers mois. Même si je ne le réalise pas entièrement, entendre ma langue maternelle me met face à la perspective du retour et je dois avouer que cela m’effraie.
À chaque nouvelle découverte de cette région du monde pour laquelle je n’avais pas d’à priori hormis les images mentales des lagons turquoises, je m’exclame en silence : incroyable !
Ma seconde nuit sur l’île est un peu agitée. J’ai du mal à trouver un endroit où dormir à proximité de la gare maritime car le centre-ville est déjà rempli de SDF. Je trouve un lieu discret entre un buisson et un muret mais une bête sauvage (un chat ou un gros rat) a l’audace de commencer une joute. Complètement inconscient puisque endormi, mon cerveau reptilien se charge de la riposte. Lorsque je reprends connaissance je suis debout dans mon sac de couchage en train de donner des coups de pied à l’intrus. L’animal est déjà loin lorsque l’adrénaline se dissout dans mon sang et me laisse découvrir une violente douleur sur le bout de mes doigts qui ont dû s’écraser contre le mur.
Retrouvailles du bout du monde
Le soleil finit par se lever et j’embarque dans le ferry pour retrouver mes compagnons d’aventure nautique sur leur catamaran à Bora Bora ! Les lecteurs assidus de ce blog auront deviné qu’il s’agit du Kissanga sur lequel j’avais traversé l’Atlantique quatre ans plus tôt. La famille n’a pas chômé et s’est lancée à l’assaut du Pacifique après avoir fait le tour des Caraïbes. C’est avec joie que je retrouve Francesco qui vient me chercher avec la petite annexe. J’ai du mal à réaliser que quelques années plus tard et des milliers de kilomètres plus loin, je suis de nouveau à bord de ce catamaran de 42 pieds. Si le bateau n’a pas changé (et les parents non plus), les enfants ont fait une pousse incroyable. Retrouver la cabine dans laquelle j’avais dormi durant les vingt-deux jours de notre transatlantique me procure la saveur d’une véritable madeleine de Proust. Je retrouve avec grand bonheur la curiosité insatiable de Francesco et la délicieuse cuisine d’Emilie. Je me vois aussi octroyer le privilège de rester à bord lorsqu’ils reçoivent des clients car ils louent désormais une cabine du bateau à des touristes fortunés.
Ainsi, je passe une formidable semaine à découvrir des dégradés de bleus incroyables dont j’ignorais l’existence de certains. Durant les navigations, nous passons parfois devant l’archétype de Bora Bora : les cabanes sur pilotis. Symbole de l’accomplissement d’une vie, une nuit se monnaie plus de mille euros ! Curieusement, on ne voit presque pas de touristes sur l’île ou dans l’eau. Au prix exorbitant de l’hébergement, ils doivent tous rester dans leur cabane sur l’eau ! Le lagon m’offre la chance de voir des raies léopard planer dans l’eau, des coraux magnifiques et des requins pas trop timides !
Les journées défilent à toute allure au rythme des incroyables couchers de soleil et des après-midi à flâner. Mais la vie paradisiaque possède, comme toute chose, une fin et je quitte ma famille du bout du monde pour une seconde fois.
À la découverte de Tahiti
La navigation retour vers Tahiti est musclée. Combinez une mer agitée et une défaillance des stabilisateurs et vous vous retrouvez avec la moitié des passagers qui vomissent leur petit déjeuner. Pour couronner le tout, le ciel déverse des milliers de litres d’eau sur Papeete. Un pas après l’autre, je parviens à m’extraire des griffes de la capitale Polynésienne. Entre deux averses, je tends mon pouce en espérant trouver un lieu où planter ma tente avant la nuit. Coup de bol puisque Theo m’invite chez lui et m’évite ainsi d’installer le campement sous des trombes d’eau.
Le lendemain je suis pris en stop par un champion de surf qui me prête une planche pour m’amuser dans les vagues de Tahiti. Plus tard, un couple de retraités me dépose à un endroit où je peux monter ma tente face à la mer. La dame revient sous la pluie un quart d’heure plus tard avec mon souper du soir.
Si les Tahitiens sont accueillants cela n’empêche pas une violence endémique d’exister sous les décors de cartes postales. Il y a deux cents ans, les Polynésiens ont découvert l’élixir transparent que chérissaient tant les marins européens. Depuis, une partie de la population est tombée sous le joug de l’alcoolisme et de la drogue qui peuvent provoquer des comportements violents. Par ailleurs, la promiscuité dans laquelle vivent des familles entières engendre parfois des bavures intergénérationnelles. Il convient donc d’être prudent et de ne pas mettre sa tente n’importe où. Je dois aussi prendre garde aux nombreux chiens errants qui peuplent les îles polynésiennes.
Hormis ces inconvénients mineurs, les Tahitiens sont extrêmement gentils. Dans les commerces, dans la rue, tout le monde se tutoie et le stress semble inexistant.
Il y a une autre chose que je dois avouer. Comme tout pays tropical, Tahiti connaît une saison sèche et une saison humide. Devinez quelle période j’ai choisi pour visiter l’île ? Le début de la saison des pluies ! Déposé au bout du monde sur une plage proche du dernier village sur la côte Est de la presqu’île, je suis contraint de monter la tente au milieu de l’après-midi pour conserver mes affaires au sec. Les pluies diluviennes vont même jusqu’à faire entrer une rivière en crue et me poussent à déplacer la tente par mesure de sécurité. Toute la nuit, d’énormes gouttes rebondissent sur la toile en nylon. À 6h30, le dieu de la pluie semble avoir épargné ma matinée. À peine ai-je pris le temps d’émerger qu’une nouvelle averse fait rage. Plusieurs fois, je sortirai mon sac à dos de la tente avant de le rentrer promptement, les cessez-le-feu ne durent jamais assez longtemps pour que je puisse ranger mon campement. C’est à 10h30, qu’une éclaircie plus longue que les autres me permet de déguerpir et d’être pris en stop in extremis avant la énième salve.
La boucle est bouclée
Les prévisions des jours suivants n’étant guère plus réjouissantes, je contacte l’ami de Théo qui vit sur la côte Ouest de la presqu’île. Il habite dans une cabane construite dans la forêt. Cette modeste demeure qui surplombe la jungle a été entièrement fabriquée par ses soins et avec l’aide de woofers. Deux étages, pas de mur, des toilettes sèches, une douche et un baby-foot : le luxe suprême. Je participe à la construction d’un poulailler, d’une mare pour les futurs canards et à enfoncer d’énormes vis dans le sol pour sécuriser la cabane durant la saison cyclonique qui s’annonce musclée. Quoi de plus beau que cinq jeunes vivant sous le même toit, tous fous d’aventures, qui partagent leurs repas, leurs périples, travaillent ensemble contre l’hébergement et qui se divertissent des parties de babyfoot et de tarot.
Deux jours plus tard, la pluie semble avoir renoncé et j’en profite pour me rendre à Teahupo’o célèbre pour sa vague qui attire les surfeurs du monde entier. D’ailleurs la quiétude de ce petit village est bouleversée par de gros engins qui construisent une nouvelle passerelle au-dessus de la rivière et rénovent le bord de plage. Teahupo’o a été choisie pour accueillir les jeux olympiques de surf en 2024. Si cette nouvelle permet de rénover les infrastructures publiques dans un lieu où les financements n’arrivent généralement pas, elle est aussi controversée par les habitants. En effet, le comité olympique veut construire une cabane pour les juges sur le lagon, ce qui implique détruire une partie du récif corallien…
Je m’enfonce par-delà le bitume vers le bout du monde pour découvrir des habitations de plus en plus modestes. À l’écart de la civilisation, je rencontre un jeune couple de pêcheurs qui passent une bonne partie de leur journée dans cette cabane sur pilotis. Sans emploi, ils vivent de la pêche, de la cueillette et de la débrouille. Heureux de voir pour la première fois un touriste si loin du village, ils m’offrent le dîner dans la cabane où je passerai la nuit.
Je dois avouer que je compte les jours qui me séparent du retour. À J-2, je fais mes dernières belles rencontres, le premier conducteur me dépose sur la plage privée de ses beaux-parents, le suivant m’offre des bananes et, alors que je sors de la douche publique face à la seule plage de sable blanc de Tahiti, je rencontre Karel. Le soleil approchant de la ligne d’horizon, je lui demande : « tu sais où je pourrais planter ma tente ? ». « Oui, dans mon jardin ! » C’est ainsi que je passerai la soirée et la journée du lendemain avec Karel dont la bonté et la générosité n’ont pas d’égal. Toujours prêt à aider ses collègues, ses amis, les SDF, les minorités persécutées et les chiens errants : Karel est un ange. Il me dépose à l’aéroport depuis lequel je constate avec satisfaction les trombes d’eau caractéristiques de ce début de la saison humide.
Il y a un an je traversais la Croatie à vélo sous des trombes d’eau, le cycle de l’eau recommence, la boucle est bouclée.
L’avion vole pendant dix-sept heures et s’arrête quelques heures à San Francisco. Le confort des sièges, un écran de divertissement et des toilettes facilement accessibles font de ce long voyage une banalité comparé à l’inconfort d’un trajet de vingt heures dans un train indien.
Pressé de rentrer à la maison, j’abats les derniers kilomètres en auto-stop de Paris Orly en direction du Sud-ouest. Jean-Pierre est la dernière personne que je rencontre du voyage. Ces “putain” à répétition qui ponctuent mes récits ne laissent aucun doute sur ma situation géographique : je suis de retour à la maison !