Je dévale la première pente grecque après la frontière lorsque quelque chose sur le talus me stoppe net. J’aperçois des roues en l’air et un groupe de jeunes.
« Salut, tu veux faire une pause avec nous ? » me lance l’une des cyclistes.
Je regarde mon compteur. Il affiche seulement 30 km et j’ai perdu beaucoup de temps à régler les freins en plus du détour pour aller chercher de l’eau ce matin. Il est déjà 14h et la fenêtre pour pédaler à la lumière diurne est petite. J’hésite. Mais je repense aux réflexions de la matinée. Et puis, un flashback projette une image dans mon esprit. C’était une citation que j’avais observée dans un abribus en Croatie.
« Happiness is only true when shared »
Christopher McCandles
(Le bonheur n’est vrai que lorsqu’il est partagé)
Au diable mon obsession pour ces 100 km journalier. Lorsque le ciel vous écoute et qu’une opportunité se présente, il faut la saisir. Face aux miracles, les secondes chances sont incertaines et les regrets éternels.
Un Suisse, une Belge, une Québécoise et deux Français partagent un repas devant cette vue imprenable sur la côte Grecque. La bonne fortune est de mon côté puisque le groupe vient de se former il y a peu. Hormis les deux Français, chacun voyageait en solitaire. Tous éclatent de rire quand je leur dévoile mon prénom. En effet, le groupe est désormais composé de deux Jonathan et deux Timothée (avec la même orthographe s’il vous plaît !) Miracle, je vous avais dit.
Ne pas avoir besoin de se soucier de l’itinéraire m’enlève une lourde charge mentale et le cortège que nous formons avance à vive allure.
Ce soir nous faisons un feu sur la plage. Nous sommes rejoints par une famille Espagnole qui revient du Népal avec leur vieux camping-car Mercedes 4×4. Malgré tout ce que l’on peut entendre ou lire, eux ont réussi à traverser le Pakistan et l’Iran sans problème majeur. Ils vivent avec deux préadolescents et un chien dans moins de 8 m². Mais la mère de la famille m’explique que la promiscuité n’est pas un problème car la maison roulante possède le plus grand jardin du monde. Nous grillons des saucisses, cuisinons des gnocchis, préparons une salade de légumes. Chacun participe au repas et partage sa nourriture à la lueur des flammes qui vacillent. Les enfants sont ravis de discuter avec des étrangers. Ils ne sont pas scolarisés mais parlent déjà l’anglais couramment et certains adultes ne connaîtront jamais l’ouverture d’esprit qu’ils ont développé.
Nous célébrons l’anniversaire de Timothée en chantant « Joyeux anniversaire » dans plusieurs langues devant ce petit gâteau décoré avec quelques bougies. Nous finissons de marquer l’événement par quelques gorgées d’ouzo, boisson grecque qui ressemble étrangement à notre Ricard.
Avant de quitter la famille espagnole qui rentre pour les fêtes de fin d’année, le petit garçon veut absolument nous offrir quelques choses. Il fouille dans ces affaires pour donner à chacun une pièce d’un pays qu’il a visité. Nous faisons de même en retour et ses yeux s’illuminent à la vue de ces pièces dont certaines brillent comme l’or.
Ne pas se prendre au sérieux
Je poursuis la route avec mes nouveaux amis. Le rythme est beaucoup moins élevé comparé à celui des dernières semaines. Mais cela n’a aucune importance. Nous évoquons l’épisode pluvieux dont j’ai fait les frais sous le terme de «tempête ». J’apprends que c’était les premières intempéries que subissait la Croatie depuis juin. Du groupe j’étais le seul à avoir pédalé par ce temps. Certains avaient pris un bus, d’autres avaient patienté plusieurs jours dans un hôtel.
En tout cas, je suis ravi de constater que les deux Français sont aussi mal équipés que moi et les petites galères se transforment en fous rires. Quand nous égarons des affaires, abîmons le matériel ou lorsque les vélos tombent nous rigolons. Nous nous amusons aussi de nos mauvais accents anglais et plaisantons lorsque le vent arrache les sardines des tentes en pleine nuit. Bref, nous rigolons de tout et surtout de notre infortune. La vie est tellement plus facile quand on ne se prend pas au sérieux.
Le soir, les réchauds tournent à plein régime et tout le monde donne un coup de main pour préparer un repas commun. Nous nous régalons de ce délicieux chili con carne végétarien. Le partage, la bienveillance et la bonne humeur sont les qualificatifs de nos soirées.
Comme la météo fait des caprices, nous nous arrêtons dans un restaurant le lendemain pour éviter la pluie. Nous rencontrons un Australien venu en Grèce pour acheter un voilier avec ses amis. Il me donne l’adresse d’un endroit réputé pour le surf porche de chez lui ainsi que quelques conseils. Petit à petit la suite de mon voyage se construit.
À la fin du repas nous devons prendre une décision. Un obstacle se dresse sur notre route. Un tunnel passe sous le minuscule détroit de Préveza et permet d’éviter un détour long de plusieurs centaines de kilomètres. Le hic c’est que les vélos sont interdits dans ce tunnel. Les filles ont des amis qui se sont fait engueuler alors qu’ils le traversaient. N’ayant pris aucun moyen de transport motorisé jusqu’à présent, je suis partant pour enfreindre l’interdiction. Le groupe est hésitant mais finit par tenter l’aventure. Nous approchons au plus près de l’ouvrage par une route secondaire. À un endroit, la terre tassée par toutes les roues de vélos qui ont dues passer par là, indique l’entrée du tunnel sous-marin. Nous passons outre le gros panneau stipulant « interdiction aux cyclistes » et fonçons sous la mer en fille indienne. À peine une minute après être entrée, une voie nous hurle dessus à travers les haut-parleurs. Heureusement personne ne comprend le grec. Les panneaux suspendus au plafond indiquent que le trafic a été stoppé. Un kilomètre plus loin, un agent des routes nous arrête à la sortie. Nous avons droit à de vives réprimandes et l’homme prêtant qu’il doit appeler la police. Les Français rouspètent, la Belge et la Canadienne essayent de comprendre ce qu’il aurait fallu faire et le Suisse en grand diplomate demande comment pouvons-nous arranger notre bêtise. Face à ce désordre l’agent nous laisse partir après nous avoir fait peur pendant dix minutes.
Nous décidons de dormir dans un hôtel car beaucoup de pluie est annoncé pendant la nuit. Petit à petit, je réalise que beaucoup de voyageurs à vélo ne dorment pas dehors quand il pleut.
Les filles sont malades, nos estomacs sont aussi meurtris mais cela ne nous empêche pas de rigoler comme des fous toute la soirée dans la chambre à côté. Jamais de toute ma vie je n’avais eu un tel fou rire dans une chambre d’hôtel. Les deux Parisiens sont de sacrés phénomènes !
Des rencontres et encore des rencontres
Aujourd’hui les filles décident de prendre un bus car elles sont trop faibles pour continuer à vélo. Jonathan le Belge part aussi de son côté mais nous le retrouvons plus loin sur la route. Il faut dire que le GPS de l’autre Jonathan nous a fait prendre un chemin de terre en mauvais état. Ce qui nous a obligé à franchir un ruisseau en poussant nos vélos sur une grosse conduite d’eau.
Les plages sont des endroits de bivouac parfait pour un groupe de voyageurs à vélo. Nous partageons celle de ce soir avec un petit chat affectueux. Les chats, certainement nourris par les touristes l’été, sont présents dans de nombreuses plages de Grèce. Le bois est trempé à cause de l’averse précédente mais avec une bonne cohésion et de la persévérance nous finissons par obtenir de belles flammes qui nous réchauffent et nous divertissent. Nous finissons le repas en beauté en ouvrant cette boîte à pâtisserie qu’une dame nous a offerte sur la route.
La journée du lendemain est folle puisque nous nous retrouvons à partager le pique-nique avec trois autres français qui allaient dans le sens opposé à notre direction et trois anglais. Parmi eux Scott est un sacré phénomène. Artiste du cirque un peu déjanté, il nous a fait le poirier au milieu de la route, a joué du Youkoulélé avant le repas et nous donne des cours de jonglage pendant la digestion. Il a perdu sa carte en traversant le fameux tunnel sous-marin et n’a pas de téléphone. Son but est de rejoindre le Qatar à vélo pour la finale de la coupe du monde. Un homme complètement dingue me direz-vous ? Attendez la suite. Il a passé dix années à voyager avec sa femme et son fils à travers le monde à bord d’un bus Londonien à deux étages ! Vivant uniquement de spectacles de rues pour financer ce périple d’une vie. Ce qui me fait marrer, c’est de le voir sortir son carnet, déchirer une page, dessiner un plan à main levée pour inviter chez lui ceux qui roulent vers son pays d’expatriation : l’Italie.
Alors que nous progressons à bon rythme avec Timothée et Jonathan nous sommes stoppés par ce pont en train de s’effondrer. La route a été barrée. D’après le GPS, la seule alternative pour traverser la rivière c’est d’emprunter le pont de l’autoroute situé dix kilomètres plus au nord. À côté du pont effondré, une route de terre permet aux engins de chantier d’œuvrer à la construction du nouveau pont. Je pars en galopant voir s’il y a une possibilité de franchir la rivière. L’eau est bien trop profonde pour traverser à gué mais un homme en train de marcher sur le pont attire mon attention. Si le pont ferroviaire est complètement coupé, j’ai l’impression qu’une partie de celui pour les voitures rallie encore les deux rives. Je m’y engage à pied pour découvrir que l’ouvrage tient encore sur une langue de bitume.
« C’est bon les gars, on va pouvoir passer ! »
À trois, personne n’est de trop pour hisser un à un les vélos au-dessus du tas de gravier et la barrière haute d’un mètre cinquante qui bloquent le trafic.
De l’autre côté nous retrouvons comme par magie le couple d’anglais avec qui nous avions pique-niqué à midi. Le hasard est une notion complètement différente lorsqu’on voyage. Du coup nous bivouaquons ensemble sur une plage qui restera déserte jusqu’à l’arrivée des prochains touristes en juin.
Les bonnes choses ont une fin
Après six jours de rigolade, je quitte les deux Français à proximité de Patras. Eux vont aller au plus court pour rejoindre Athènes. Je traverse le seul pont pour rejoindre le Péloponnèse. Malheureusement il s’agit de l’autoroute mais je n’ai pas envie de prendre de ferry. Je suis arrivé jusqu’ici à la seule force de mes jambes, ce serait dommage de « tricher » maintenant. Je m’insère sur la voie rapide et esquive les barrières du péage. Heureusement qu’il y a une voie piétonne sur le pont. Je passe un portique qui permet de bloquer l’accès aux piétons en cas de besoin. J’espère que celui de l’autre côté sera aussi ouvert, sinon je devrais faire demi-tour. Le pont est relativement long et au bout de cinq kilomètres je trouve ce dont les voyageurs rencontrés la veille nous avaient dit : des escaliers. Par chance, je ne dois que les descendre. Je m’engage prudemment à pied en retenant le vélo par le porte-bagage arrière contre mon dos et avec l’aide des freins. Au bout de quelques minutes j’arrive en bas et je peux prendre la route pour faire le tour du Péloponnèse.
J’achève la journée avec 128 km au compteur et pour la première fois je trouve une plage avec des douches dont l’eau n’a pas été coupée. Je me dépêche de monter la tente et cours me baigner dans la mer. Je m’étais retenu de me tremper jusqu’à présent car sans eau douce le sel reste sur la peau et attaque les vêtements. Cette nuit je dors bercé par la mélodie du ressac.
Sous le soleil du Péloponnèse
Le nord du Péloponnèse est bondé de serres dans lesquelles sont cultivées fraises, tomates et autres légumes. Au teint des travailleurs je comprends que ces derniers viennent du Proche ou Moyen-Orient. Ces immensités de plastiques me rappellent l’Andalousie. Ici, l’Homme moderne épuise la terre et les travailleurs pour que les citadins des grandes métropoles puissent manger ce qui leur chante toute l’année. J’ai toujours trouvé paradoxal l’environnement à proximité des zones cultivées car des déchets plastiques en tous genres jonchent la terre et les cours d’eau.
À force de pédaler vers le Sud, les serres laissent place aux champs d’oliviers qui s’incorporent beaucoup mieux dans le paysage. J’observe les différentes techniques utilisées pour récolter les olives. Il y a ceux qui posent de grandes bâches sur le sol avant de frapper les branches avec toutes sortes d’objets : bâtons, râteaux en plastique, râteaux électriques. J’ai même vu une mini-pelle avec un outil vibrant faire trembler les arbres. L’autre technique consiste à tailler l’olivier avant de passer les branches dans une machine qui sépare les fruits du reste de la tige. Toutes ces olives sont ensuite chargées dans des sacs en toile de jute ou dans d’immenses poches en nylon. La récolte est amenée au pressoir le plus proche dans des pickups surchargés ou sur des remorques. Les passagers se mettent où ils peuvent et il m’est arrivé de croisé quatre personnes assissent dans un coffre ouvert ou plusieurs à l’avant. Sur les tracteurs ce sont toujours ceux avec le teint foncé qui sont à l’arrière sur la remorque. Je m’amuse à voir déambuler tant de tracteurs sur les routes. Ces derniers s’arrêtent dans les stations essence pour faire le plein de GNR ou à côté des cafés pour faire une courte pause.
Alors que je m’apprête à m’installer sur une plage, je rencontre quatre Allemands voyageant dans leurs vans. Comme à l’habitude un feu nous tient compagnie, nous divertit et nous réchauffe. J’apprends qu’il est possible de surfer dans certains endroits de la mer Méditerranée puisqu’au réveil mes amis sont déjà à l’eau. Brice de Nice avait raison !
Bruits et calories
J’entends un bruit anormal dans une côte. Ce n’est pas la première fois du voyage qu’un bruit de roulement se fait entendre. Jusqu’à présent, j’avais toujours solutionné le problème avec un peu d’huile. Mais cette fois c’est différent. Les roulements du pédalier sont en train de rendre l’âme et je suspecte quelques billes de s’être échappées car il y a un grand jeu lorsque je pédale. Du coup l’axe fait des rotations elliptiques autour de son centre et la chaine qui titube cogne contre le dérailleur avec les mouvements de va-et-vient.
Depuis le début, j’utilise le plateau du milieu dans les montées car mon petit plateau fait sauter la chaîne. Du coup lorsque les pentes sont très raides et que la vitesse passe sous les 7 km/h, je dois pousser très fort sur les pédales pour avancer. Dans des cas comme celui-ci je contracte mes dorsaux et mes triceps pour fournir une aide supplémentaire à mes cuisses. Mais les roulements qui doivent avoir l’âge du vélo, c’est-à-dire plus de 15 ans n’ont pas supporté l’effort. Vu l’état du vélo je prends la décision de remonter vers Athènes en évitant les routes à fort dénivelé.
Je fais attentions aux calories que j’avale. Après la pluie, les calories sont mon obsession car je ne veux pas perdre de poids. Un paquet de 100g de chips ou quatre biscuits fourrés au chocolat contiennent environ 450 kcal. Quand on sait qu’un humain sédentaire a besoin d’environ 2000 kcal par jour, pas étonnant que certains soient obèses. Moi je n’ai pas ce problème puisque je brûle un grand nombre de calories et mon métabolisme tourne à plein régime. En achetant (sans le vouloir) un jus faible en colories, je me dis que nous vivions dans un drôle de monde. Le but premier de la nourriture est de donner l’énergie (et les nutriments) nécessaires à notre corps pour se mouvoir. Mais l’homme moderne sédentaire mange avant tout pour le plaisir. Heureusement, la nature a placé les calories dans ce qui est bon, récompensant celui qui produit un effort et punissant celui qui n’en fait aucun.
Sparte
Je passe par Sparte qui est désormais une ville moderne sans intérêt. Les rues sont tracées à l’équerre et l’ensemble des bâtiments ressemblent à des blocs HLM à quatre étages. Même les gaillards autrefois craints dans tout l’empire semblent avoir disparu pour laisser place à une obésité typique des pays pauvres.
Les voyageurs allemands m’avaient expliqué autour du feu le secret de ces guerriers disparu. Ils comptaient sur les femmes pour gérer la maison et sur les esclaves pour les travaux manuels. Ainsi les hommes pouvaient passer leurs journées à parfaire leurs techniques de combat. Il n’y a pas de secret, seules les longues heures de travail payent. En plus de cette suprématie technique, ils déclaraient une fois par an la guerre aux régions voisines pour qu’elles n’aient pas le temps de s’organiser.
Et j’ajouterais à cela un avantage géographique non négligeable puisque la ville est protégée à l’Ouest par une haute chaîne de montagnes dont le sommet a revêtu son chapeau blanc. Les autres points cardinaux sont défendus par des collines désormais recouvertes d’oliviers.
Retour vers le Nord
Je laisse la grande route pour rejoindre la côte Est du Péloponnèse en passant par les petites routes de montagne. Je passe un col à 1200 m heureusement que je devais arrêter le dénivelé… En tout cas les paysages en valent les coups de pédale et pour la première fois j’observe des forêts de conifères. La route serpente à travers ces paysages qui me rappellent les Monts de Lacaune. Ce soir je plante la tente à 866 m d’altitude et pour une fois, je serais à l’aise dans mon sac de couchage. Ce dernier étant fait pour les températures hivernales, j’avais souvent trop chaud lors des nuits à 10°C.
Je quitte le Péloponnèse pour rejoindre l’Attique en passant au-dessus du canal de Corinthe. Creusé dans la roche ce dernier s’enfonce de soixante mètres dans la terre. La perspective de ces falaises artificielles donne le vertige. Je traverse ensuite une raffinerie à la tombée de la nuit. Une multitude de tuyaux, véritables vaisseaux sanguins de la bête sont éclairés par des milliers de néons. Le monstre ronronne et dégage des effluves de diesel, d’essence et de plastique brûlé. Les corbeaux qui volent à la lueur des torchères achèvent se sinistre portrait.
Plus loin alors que je pédale dans une petite ville balnéaire pour rejoindre la plage, je tombe nez à nez avec un magasin de cycles. Petite entreprise familiale, le mécanicien me fait comprendre qu’il peut réparer mon roulement défectueux en 20 min. La nuit est déjà tombée alors je prends la décision de revenir le lendemain. Je sais d’expérience que rien n’est aussi incertain que la maintenance sur des vieux objets.
Mécanique incertaine
Le lendemain je me pointe à l’atelier à 9h30. Tout est fermé. Pourtant les propriétaires m’avaient fait comprendre qu’ils ouvraient à 9h. Soudain, une vieille dame apparaît sur le côté et ouvre le magasin. Un coup de téléphone plus tard, le mécanicien qui ne doit être personne d’autre que son fils débarque en scooter. À peine ai-je le temps d’échanger quelques signes et nombres avec la dame pour lui expliquer la raison de ma présence que le vélo est déjà retourné et le pédalier presque démonté. Je profite de la position du vélo pour changer les patins de frein avant. Après quelques minutes, le verdict tombe.
« Problem » me dit l’homme en me montrant l’emplacement du pédalier.
En effet, les roulements et l’axe forment une seule pièce ce qui implique de trouver exactement le même modèle. Par chance, le mécanicien déniche un boîtier de pédalier qui semble correspondre. Seulement pour en être sûr il reste à démonter une bague en plastique récalcitrante. Je vois la détresse dans les yeux de l’homme et quelques gouttes de sueur perler sur son front. Même la nouvelle pince multiprise qu’il part chercher en scooteur ne parvient pas à extraire le morceau de plastique. Je comprends le dilemme. S’il casse cette pièce et que celle de rechange ne s’adapte pas parfaitement, je deviendrai piéton. Il existe un point passé lequel tout bricoleur devient tellement agacé par une situation que n’importe quel moyen pour s’en extraite devient justifiable. À grands coups de marteau et de burin le contre-écrou de plastique se fend en deux. Une fois enlevé, le mécanicien d’empresse de vérifier si la nouvelle pièce s’adapte. Par je ne sais quel miracle, tout se passe comme prévu et je reprends la route une heure plus tard avec un vélo qui n’a jamais aussi bien roulé. Avant les vitesses avaient du mal à passer et je perdais de l’énergie à chaque tour de pédalier mais désormais c’est un vrai bonheur.
Hasard ou pas ?
Sur la route en direction d’Athènes, je retrouve mon ami Scott qui a désormais racheté une carte routière. Le problème c’est que la zone géographique couverte par cette dernière vient juste de se terminer. C’est dingue comme le hasard fait bien les choses. Des voyageurs m’avaient dit une fois : la première rencontre est fortuite, la deuxième n’est pas un hasard.
Nous faisons la route ensemble. Scott qui aime à la fois plaisanter et regarder le football me dit que nous sommes amis tant que l’équipe de France n’a pas affronté l’Angleterre. J’apprends que le match se dispute justement ce soir. La fortune est aussi d’humeur à plaisanter aujourd’hui. Après avoir franchi une colline pour éviter les routes d’accès surchargées qui mènent à la capitale, nous nous faufilons à travers les files de voitures pour rejoindre le centre-ville. Notre mission est de trouver un bar qui diffuse le match sur un grand écran. Ce qui nous semblait chose aisée devient un vrai challenge. La partie branchée d’Athènes regorge de monde et nous devons nous frayer un chemin à travers les piétons. Aucun bar ne possède de téléviseur, ici les clients distingués viennent pour bavarder. Nous errons dans les ruelles, tournant tantôt à droite puis à gauche au gré de notre instinct.
« Hey Scott ! On n’est pas déjà passé par là ? »
Forcément, nous tournons en rond. Vingt minutes avant le coup d’envoi nous sortons notre carte chance en questionnant les passants. Nous trouvons une femme qui a la gentillesse de nous conduire dans un bar où le match est diffusé sur un grand mur. Le propriétaire nous autorise à mettre les vélos dans une arrière-cour que nous atteignons en traversant l’intérieur du bar avec les vélos. Nous nous retrouverons victorieux sur un sofa juste devant l’écran.
La victoire de la France marque la fin de notre soirée et nous partons en quête d’un endroit pour dormir. Nous passons devant ces longues queues de jeunes attendants patiemment de rentrer dans les discothèques. Trouver un lieu paisible où dormir dans une ville de cinq millions d’habitants n’est pas une chose aisée. Je repère sur mon GPS un campus à proximité. Nous rentrons sans problème en passant devant la loge du gardien. Nous arrivons dans une impasse et je cherche un autre chemin avec mon vélo. Derrière moi, Scott me fait signe. Il a trouvé cet abri de jardin tout neuf dont les quelques vis et la sciure à l’intérieur laissent penser qu’il vient tout juste d’être achevé. Nous nous empressons de rentrer les vélos à l’intérieur.
« Si quelqu’un vient nous voir, on dit qu’on a réservé cet endroit sur Airbnb » me dit Scott en rigolant.
Nous sommes extrêmement contents de cette trouvaille car de la pluie est prévue au petit matin. Comme le cabanon est conçu pour stocker du matériel, le loquet est à l’extérieur. Alors nous fabriquons un petit système avec un morceau de bois et de la ficelle pour verrouiller la porte de l’intérieur. Nous gonflons nos matelas et sortons nos duvets. Je me brosse les dents et alors que je m’apprête à sortir pour me rincer la bouche, je distingue deux silhouettes marchant dans notre direction. Je fais signe à Scott d’éteindre sa lampe frontale et de rester silencieux. Par le petit carreau j’observe ce qui semble être deux étudiants : un garçon et une demoiselle parti pour une marche nocturne et romantique. Je continue à retenir le dentifrice dans ma bouche. Soudain un grand coup de vent fait sauter notre verrou de fortune et la porte s’écrase contre le mur extérieur dans un grand fracas. L’entrebâillement de la porte expose Scott à la vue de ceux qui se trouvent à l’extérieur. Et moi qui pensais que nous allions passer une bonne nuit…
Je me baisse sous le carreau pour ne pas être vu. J’essaye de deviner dans le regard de Scott si nous avons été démasqué mais son visage figé ne laisse transparaître aucune émotion. Plusieurs minutes s’écoulent avant que Scott me face un signe presque imperceptible. Les deux personnes s’éloignent. J’en profite pour cracher mon dentifrice et refermer discrètement la porte. Nous avons eu une chance inouïe. Ou bien est-ce l’amour qui rend sourd ? Quoi qu’il en soit nous apprenons la leçon et améliorons le verrou de la porte avec un tendeur. Nous nous endormons enfin avec la satisfaction d’entendre la pluie s’écraser contre le toit.
La capitale
J’ai réservé une nuit dans une auberge de jeunesse le lendemain. J’y conduis Scott dans la matinée car il voulait aussi y passer une nuit. Je me promène un petit peu en vélo dans Athènes. Je trouve que la capitale manque de charme et que les ruines des anciens monuments ne sont pas bien mises en valeur. Peut-être que je ne suis pas allé au bon endroit. Je rejoins l’auberge en début d’après-midi et la journée passe très vite. Comme à l’habitude je n’ai le temps que de faire le strict minimum : douche, lessive et un peu d’écriture car il y a de nombreux voyageurs avec qui discuter. Chacun a une histoire différente mais toujours intéressante. Comme ce jeune Congolais avec le statut de réfugié en Grèce qui essaye d’obtenir ses papiers pour rejoindre la France. Les deux policiers Albanais avaient raison, la Grèce est la porte d’entrée de l’union Européenne. Ce jeune a rejoint la Grèce uniquement par la route en sept mois traversant illégalement les frontières de nuit. Je rencontre aussi deux Français à vélo qui ont croisé Jonathan et Timothée après que je les ai quitté. Dans le monde des voyageurs à vélo on ne retient pas forcément les noms alors on trouve des moyens de décrire les voyageurs : « les Allemands avec la remorque et un chien », « le couple de Français qui remonte du Péloponnèse », etc.
« Ah mais c’est toi le type avec les sacs plastiques ? » me disent-ils en riant.
Un jeune avec un vieux vélo et des sacs plastiques sur ses bagages, c’était comme ça que l’on m’identifie sur la route.
Je passe la soirée avec les Français, Scott, des Canadiens et d’autres voyageurs. Je discute notamment avec un Turc sur l’idée de faire du vélo dans son pays en hiver. Scott aimait dire : « [que] les décisions prises à Athènes changeront le cours de nos vies ». Je dois décider jusqu’où j’irai en vélo. Au petit matin, je prends la résolution de continuer jusqu’à Istanbul où j’aimerais fêter le premier de l’an avant de m’envoler pour l’Inde. C’est la ville de Turquie depuis laquelle les vols sont les moins chers.
J’informe Scott autour d’une tasse de thé anglais. Lui va rester à Athènes le temps de trouver un moyen de rejoindre l’Afrique du Nord. Même si l’Angleterre a perdu, il reste décidé à aller au Qatar pour la finale du mondial de football. Avant de partir, il veut m’apprendre quelques acrobaties. Quelques brèves explications plus tard, je me retrouve la tête en bas, mon corps à la verticale maintenu par ses mains sur mes épaules. Nous sommes au milieu de la cuisine et les hôtes nous regardent avec amusement. Ce que j’admire chez Scott c’est qu’il est à l’aise partout. La veille lors d’une pause-café, il s’était mis à donner un mini-cours d’étirements à la serveuse qui essayait tant bien que mal d’effectuer les mouvements en se cachant de sa patronne. Le monde est à la fois sa maison, son terrain de jeu et son bureau.
Je fais un petit tour dans un bureau de poste pour envoyer un colis et je suis surpris par la qualité du service. Les clients attendent calmement leur tour. Et au guichet la postière qui parle français prend le temps avec chacun. Ça change de la France…
Je m’extirpe des griffes de la capitale en slalomant entre les voitures et en empruntant les petites rues.
Les joies de la route
Les Grecs sont gentils. Des boulangères m’offrent des petits gâteaux. Sur la route certaines voitures me klaxonnent en guise d’encouragements, les travailleurs dans les champs me saluent et les rares cyclistes me dissent à chaque fois « bonjour » d’un signe de la tête. En pique-niquant devant un supermarché le capitaine d’un navire échange quelques mots avec moi, quelques minutes plus tard c’est un homme ne parlant que le grec qui me tient compagnie.
Le bord des routes est parsemé d’églises miniatures dans lesquelles une sainte icône se repose à la lueur d’une bougie électrique. Je pense que ces petits totems d’une cinquantaine de centimètres sont là pour protéger les routes, pour rendre hommage à ceux partis trop tôt et pour que la terre soit fertile.
Je trace mon itinéraire au jour le jour. Parfois je le modifie au gré des rencontres ou lorsque la route ne me plaît pas. J’essaye de mémoriser les noms des villages et je me guide parfois à l’instinct. Le GPS reste éteint lorsque je pédale pour économiser la batterie de mon téléphone. De temps en temps, je le consulte pour vérifier ma position. Ce jour-là, je me trompe de route (ce qui m’arrive parfois). Mais qu’importe puisque celle-là va aussi dans la bonne direction. Cependant, je remarque qu’elle passe à proximité d’une source d’eau chaude. Je ne sais pas si l’information contenue par ma carte hors ligne est fiable mais ma curiosité me pousse à aller voir. Je descends le col à 45 km/h. Le problème du vélo c’est qu’il est difficile de s’habiller. Durant la montée j’étais à l’aise en short et t-shirt par 10°C. Mais la descente est un enfer malgré ma veste. J’arrive en bas les os gelés. Je tourne juste devant une station-service abandonnée pour découvrir quelques centaines de mètres plus loin une cascade. L’odeur du soufre m’indique que je suis au bon endroit. Il y a des petits basins pour se baigner. L’eau est brûlante. Il me faut plusieurs minutes pour rentrer dans cette eau qui doit être à 35°C. J’ai pris l’habitude depuis plus de deux ans de me doucher à l’eau froide et mon corps a du mal à se réhabituer à la chaleur. Je serais rentré bien plus vite dans un lac gelé ! La morsure de l’eau chaude se transforme rapidement en une douce caresse et je passe une heure à détendre tous mes muscles.
En fin de journée alors que j’attaque une montée un nouveau bruit à l’avant me fait sursauter. Je sens un liquide se rependre sur mon tibia. Il me faut un peu de temps avant de réaliser que je viens de crever. Le liquide dans la chambre à air semble avoir colmaté le trou. Je m’arrête au village en haut de la colline pour inspecter le pneu. Tout à l’air en ordre et il n’a presque pas perdu d’air. Alors que j’avance en marchant à coté du vélo le même bruit retenti à l’arrière. Comme les deux pneus sont toujours gonflés je poursuis ma route pour finir la dizaine de kilomètres qui me reste avant la tombée de la nuit. Plusieurs fois j’entends de nouveau ce bruit caractéristique d’un ballon de baudruche qui se dégonfle. Pas sûr que le liquide anti-crevaison soit efficace. Je parviens à finir mes 100 km journalier et regonfle les pneus en espérant que le liquide colmatera les trous pendant la nuit.
Première crevaison
Aujourd’hui le soleil est de sortie, les paysages sont magnifiques, belle journée pour crever.
À peine dix kilomètres après être parti j’entends de nouveau l’air s’échapper du pneu. Le beau temps m’a mis de bonne humeur ce matin alors je ne rechigne pas à m’arrêter. Je démonte la roue arrière pour trouver l’origine de la crevaison : un caillou pointu coincé dans la sculpture du pneu. Une fois la rustine collée je découvre une seconde fuite créée par un morceau de fer. Le produit anti-crevaison avait fonctionné sur la roue avant mais je préfère mettre une rustine. Sur celui-ci la cause du malheur est une fine épine. La probabilité que tous ces objets pointus aient agrippé les pneus en même temps est extrêmement faible. Je pense que la chambre à air avait dû être ponctionnée il y a bien longtemps. Peut-être est-ce l’usure du pneu qui déclencha les crevaisons successives ?
Je remonte vers le nord en direction de Larissa où je découvre après un col une immense plaine. La Grèce est une forteresse qui a les pieds dans l’eau. Les terres plates et arables sont entourées par une muraille de montagnes tout le long du littoral.
J’ai mis au point une technique infaillible pour détecter la proximité des agglomérations. Quand les automobilistes deviennent moins respectueux, que les distances de sécurité se raccourcissent et quand les passants tirent la tronche. Alors pas de doute, la ville est proche ! C’est étrange ces lieux où tous veulent vivre. Les villes et la promiscuité qui va avec agacent l’être et irritent l’âme. C’est cet endroit schizophrène que les habitants aiment et détestent en même temps.
Après avoir traversé le centre de Thessalonique, je ne trouve qu’une friche industrielle pour camper. Ce n’est pas le meilleur des endroits mais l’agglomération est trop grande pour que je puisse la franchir ce soir. J’ai vu à une centaine de mètres un abri de fortune où une personne habite. J’ai une petite impression d’insécurité qui me quitte lorsque j’observe cet animal qui se trouve à moins de trois mètres de moi. C’est la première fois de ma vie que je vois une chouette de si près. L’oiseau ne semble pas du tout gêné par la présence et ne me regarde même pas. Son regard perçant est concentré à scruter les alentours comme si elle cherche à me protéger. Elle s’envolera et reviendra plusieurs fois avant de disparaître pour de bon. Ce soir-là mon ange gardien avait pris l’apparence d’une chouette.
Le réveil à 6h du matin est beaucoup moins paisible puisqu’un chien errant aboie violemment après moi pendant une quinzaine de minutes. Si les chiens sont les meilleurs amis de l’homme ce sont aussi les pires ennemis du cycliste (et du campeur) !
Derniers coups de pédale en Grèce
La nuit du lendemain dans une station balnéaire chic est beaucoup plus calme. La seule chose qui peut m’arriver c’est de me faire réveiller par la police de ce quartier bourgeois. Je prends un café dans un bar afin de pouvoir réserver mes billets d’avion pour l’Inde.
Si la confirmation du billet me procure instantanément un soulagement, je ressens une étrange envie de continuer par la suite. Cette autorisation d’embarquer marque la fin de l’effort. Paradoxalement, je m’étais habitué à cet inconfort comme une victime atteinte du syndrome de Stockholm. Cette envie me passe vite puisque je passe la journée du lendemain à lutter contre un violent vent de face. La météo avait pourtant annoncé de la pluie, j’ai dû prier un peu trop longtemps… En tout cas, pas une goutte ne me tombe dessus et je parviens au bout des cent huit kilomètres après 6h12 d’effort.
J’ai prévu de passer Noël à Sofia et le premier de l’an à Istanbul. Comme je suis en avance sur mon planning je fais une boucle autour du lac de Vistonída. Cet endroit ressemble à notre chère Camargue avec ses marais et ses vastes étendues d’eau. La seule chose qui manque à ces Grecs ce sont les flamants roses. Mais quelques recherches m’apprennent que les flamants roses sont bien présents dans cette partie du pays !
Ce sera l’hiver dans quelques cases de calendrier mais la température semble avoir pris les devants. Désormais les maximales ne dépassent pas les 10°C et le gel arrive durant la nuit. Je me félicite de ne pas avoir tenté le Kazakhstan en cette période. Car dans l’équation de la météo j’avais oublié de prendre en considération le vent. Aujourd’hui je dois m’habiller chaudement car le vent me congèle même avec les 10°C du mercure. Autant dire qu’avec 20°C de mois et un vent constant qui balaie les plaines arides du Kazakhstan, je n’aurais pas fait long feu. Je m’aperçois aussi que mes batteries se déchargent à une vitesse record. Je m’applique donc à envelopper mon téléphone dans du tissu, et fourre le tout dans la poche de ma veste réchauffée par la chaleur de mes muscles.
Demain, je passerai la frontière pour la Bulgarie !
Cher Timothée,
Dany et moi te lisons avec toujours le même bonheur. Ta façon de raconter est passionnante et ton style est captivant. Quel drôle et formidable garçon tu es ! Merci de ces escapades.
Castafiore est à Venise. Nous y retournons bientôt.
Bonne route et pas trop de vent pour toi !
Jean-luc
« Au diable mon obsession pour ces 100 km journaliers »….. Te voilà libéré et le voyage et ses rencontres commence….. A bientôt Timothée !!
jm
« Au diable mon obsession pour ces 100 km journaliers »… Te voila libéré…le voyage et les rencontres commencent… Bonne route Timothée !!
jm