Atterrissage à Chennai réussi, je reprends rapidement mes marques dans le chaos indien.
Je marche de longues heures dans la ville pour passer le temps. Mon train ne part que le lendemain matin. J’hésite à passer la nuit dans la gare ou à payer une nuit d’hôtel. Mon problème, c’est que tous les hébergements disponibles se trouvent à plus de cinq kilomètres de la gare. D’un côté je suis attiré par l’idée de dormir dans un vrai lit car j’ai déjà passé la nuit de la veille dans l’aéroport de Colombo. De l’autre, la distance qui sépare les hôtels de la gare m’obligera à me lever à l’aurore. Je fais le tour des établissements et laisse le sort décider pour moi. J’essuie de nombreux refus car les hôteliers n’acceptent pas les touristes. Les seuls hôtels disponibles sont hors de portée de mon budget de baroudeur. Je passerai donc la nuit dans la gare. Le réseau ferroviaire indien étant l’un des plus chargés au monde, des trains font escale à la gare 24h sur 24h. Je partage la nuit avec de nombreux voyageurs et quelques sans-abri dormant à même le sol.
Un sacré train indien
À sept heures du matin, j’apprends que mon train a une heure de retard. Le bruit de la locomotive se fait enfin entendre et l’idée de pouvoir aller aux toilettes m’enchante. Lorsque les mâchoires d’acier parviennent à immobiliser la vingtaine de wagons, je constate un problème de taille. Les compartiments sont surchargés d’indiens et déjà une dizaine de personnes essaient de forcer l’entrée dans le wagon. Rien ne se passe, la masse humaine est déjà tassée à son maximum. Je tente de comprendre. J’ai réservé en troisième classe une couchette visiblement déjà occupée et je suis censé passer vingt heures dans ce train qui doit me conduire au nord-est de l’Inde. L’escale est prévue pour ne durer que cinq minutes. Je cours pour essayer de monter dans n’importe quel wagon du train. J’arrive au niveau de la seconde classe où se tient un agent de la compagnie. J’essaie de lui expliquer mon problème mais insensible à ce dernier il me claque la porte au nez et la verrouille. Il ne gère pas le problème des « pauvres » voyageant en troisième classe. Trois uniformes sur ma droite attirent mon regard. Je cours vers les policiers en leur montrant mon billet. Avec leur bâton ils font sortir une partie des voyageurs installés dans l’entrée du wagon. Je parviens de justesse à embarquer lorsque le sifflet sonne le départ du train.
L’allée qui mène à ma couchette est surchargé de bagages en tout genre et d’indiens assis par terre. Je me faufile dans ce dédale humain en marchant sur les sacs de riz ou de gros bidons pour éviter d’écraser un individu. Je donne des coups de collier pour faire suivre mon gros sac à dos qui se coince dans la masse humaine. Arrivé à ma place je constate que ma couchette (celle du bas) est déjà occupée. Je me hisse sur celle du milieu recouverte à moitié par des valises. Je me contorsionne pour m’allonger en position fœtus sur les 1m50 disponibles. Soudain un homme apparaît et me hurle dessus. J’ai visiblement pris sa place. Personne ne parle anglais et des regards noirs me dévisagent. J’essaie de calmer la situation comme je peux. Je montre mon billet et explique que ma place est occupée par les deux hommes en dessous. Cinq minutes plus tard, je descends d’un étage pour m’installer dans la couchette inférieure. Mon sac est au niveau de mes pieds, une valise est derrière ma tête, je suis collé contre le mur et les deux jeunes hommes sont assis à la gauche sur la mince partie de la banquette disponible. J’essaie de conserver mon calme. Dans cette situation inconfortable je tente de faire la seule chose que je peux, c’est-à-dire dormir. Je me demande sincèrement comment je vais tenir vingt heures dans ces conditions. J’envisage même de descendre à la prochaine station. Mais je déteste abandonner alors je lutte.
Soudain, l’envie d’aller aux toilettes s’empare de ma vessie. Je passe au-dessus de têtes, sous des jambes et parviens au niveau des toilettes. Les voyageurs assis au sol bloquent l’entrée. Personne ne comprend l’anglais. La seule chose que l’on me fait comprendre c’est que l’accès est impossible. Je retourne à ma demi-couchette partagée. Je prends la décision de ne rien manger ni boire pour le reste du voyage. Une heure plus tard, le calvaire devient insupportable et je retente ma chance. Cette fois je fais comprendre aux locaux que je vais uriner par la porte mais ces derniers me dissuadent car avec la vitesse l’urine arroserait par la fenêtre les autres passagers. Une fois de plus je rejoins ma place plein de défaite. J’imagine les solutions qui me permettraient de me soulager. Je pourrais uriner dans une bouteille… Je lutte encore et encore. Le train ralentit. J’enjambe la trentaine de personnes qui n’ont visiblement rien à faire dans le couloir pour rejoindre la porte. Là encore, je dois faire le singe pour enfin atteindre le marchepied de la porte ouverte. Le train a déjà retrouvé sa vitesse de croisière, qu’importe. D’une main je me tiens à la porte et défais ma braguette avec l’autre. Alors que j’urine par la porte, le train passe sur un pont et je vois au dernier moment l’homme qui marche en dessous. Heureusement mon jet tombe un mètre devant lui.
Les minutes sont des heures
Désormais l’un des deux jeunes est allongé à côté de moi. Il n’a visiblement pas de chaussures et l’un de ses pieds est gangrené et gonflé. Je suis ravi d’avoir mis un pantalon.
Sur la couchette d’à côté une famille avec trois enfants se partagent le petit lit et l’espace au sol. Visiblement issus d’un milieu défavorisé, les enfants ont le regard vitreux. C’est comme si leurs rêves et même l’espoir avaient quitté leur corps.
Lorsque le contrôleur arrive, la famille et l’un des jeunes paient une amende. Le montant est bien inférieur au prix de mon ticket qui aurait dû me procurer une couchette vide. J’imagine que la majorité des occupants du wagon n’ont pas payé leur ticket…
Plus tard, j’obtiendrai une explication sur cette surcharge humaine. Ma première erreur fut de réserver un trajet dans ce train qui opère seulement une fois par semaine. Deuxième erreur : réserver mon ticket juste avant le Holi Festival et les jours fériés qui vont avec. Le seul homme du wagon à parler anglais m’explique que tous ces gens travaillent dans le Sud et rentrent chez eux dans le Nord pour les vacances.
J’ai de nouveau besoin d’aller aux toilettes et cette fois je parviens à ouvrir la porte de la petite pièce si convoitée. Le simple fait de pouvoir aller aux WC est une bénédiction. Après 10h de calvaire je recommence à boire.
La Cookie Jar
La capacité de l’être humain à s’accommoder de situations qui semblent insurmontables à première vue est incroyable. Même si je partage la petite banquette avec deux autres passagers je rends grâce de pouvoir être allé aux toilettes. Qu’importe si ces dernières était l’une des plus sales que j’ai vues avec de l’eau et de l’urine partout sur le sol. Je suis presque heureux d’avoir satisfait l’un de mes besoins les plus primaires.
David Goggins connu pour être l’un des hommes les plus forts du monde a développé un concept intéressant. À chaque fois qu’il traverse une période inconfortable dans sa vie, ou qu’il vit une situation extrêmement difficile, il la conserve dans sa mémoire. Il appelle cela la Cookie Jar (la boîte à biscuits). Chacun de ses gâteux représente une expérience qu’il ne pensait pas pouvoir surmonter. À chaque fois que la fortune penche du côté défavorable, il puise dans sa boîte et se remémore toutes les situations qu’il a réussi à surmonter pour se donner la force d’avancer.
Ces heures passées écrasé et collé contre des inconnus à l’hygiène douteuse sont l’unes des pires de ma vie. J’en viens même à penser qu’une garde à vue en France doit être bien plus confortable qu’un trajet en Inde dans un train trop plein.
Ce n’est pas fini !
Vers le début de la soirée le wagon se remplit encore plus. Je ne distingue même plus la paroi opposée à ma couchette. Je commence à me sentir oppressé. Comme si cela ne suffisait pas le train change le sens de la marche ce qui a pour conséquence de me procurer moins d’air extérieur. Je colle ma bouche aux barreaux de la vitre pour respirer de l’air frais et ferme les yeux pour me calmer. À force de somnoler l’heure de débarquer a sonné. J’anticipe les difficultés et commence à m’extraire de la couchette cinq minutes avant d’arriver à la gare puisque je ne descends pas au terminus. Parvenir à récolter toutes mes affaires et à récupérer mon sac est une véritable aventure. Impossible de mettre mon sac sur le dos alors je me contente de le porter à bout de bras. Il m’est ainsi difficile de voir les voyageurs assis par terre d’autant plus que la lumière du wagon est éteinte. Personne n’est enclin à m’aider et je devine les insultes dans le regard des locaux que j’enjambe comme je peux. Déjà le train est arrêté et l’escale ne dure que cinq minutes. Plus rien à perdre, je fais littéralement rouler mon sac sur les voyageurs. J’ai décidé de sortir par la porte opposée à celle dont je suis rentré car cette dernière me semble plus proche. Lorsque je parviens enfin au bout du wagon la porte est fermée. Les Indiens allongés au sol empêchent l’ouverture. Certains me disent que la porte est condamnée. Mais la vérité c’est que tous se moquent bien de mon sort. Jamais je n’ai aurai le temps de faire demi-tour. Je remarque que la vitre de la porte est manquante. Le trou est juste assez grand pour laisser passer mon sac que je jette sur le quai. Je passe aussi à travers et saute sur la terre ferme.
Fin du calvaire, je rajoute un gros gâteau dans ma « Cookie Jar » personnelle.
Récupérer pour mieux rechuter …
Je visite Bhubaneswar qui est connu pour être la ville recensant de nombreux vieux temples hindous. Un jeune rencontré dans la rue me fait spontanément visiter plusieurs de ces monuments sur son scooter.
Deux jours plus tard alors que je me rends à Puri, une ville sainte sur la côte Nord-Est, je ne me sens pas très bien : maux de tête, toux, diarrhée et courbatures qui rendent la mobilité de mes bras difficile. Le temple de Jagannath à Puri est un haut lieu de pèlerinage hindou. La queue longue d’un kilomètre me décourage de visiter l’intérieur. Le parc où je voulais me reposer est fermé. Je me résous à m’allonger et à dormir sous une petite boutique en bois installée sur la plage.
Le soir, je prie pour que le train à destination de Calcutta ne soit pas comme le précédent. J’ai bien fait attention à ce que ce dernier opère tous les jours de la semaine et à ce que son terminus soit Calcutta. Cette fois tout se passe bien mais les nombreux aller-retours aux toilettes me vident de toute mon énergie.
Calcutta est l’ancienne capitale de l’Inde. Je débarque loin du centre-ville dans un quartier populaire où les locaux sont accueillants et bienveillants. Malheureusement dans le centre-ville c’est tout l’inverse et je passe la journée à marcher malgré mon état de santé au plus bas. La raison d’un tel supplice est simple : j’essuie plus de quarante refus dans les auberges et les hôtels. Personne ne veut héberger un français car ils n’ont pas la licence nécessaire. Pour la première fois de ma vie je ressens une forte discrimination envers ma personne. Dans la rue, je suis parfois dévisagé. Les seuls hôtels disposant de cette licence sont des hôtels de luxe. En fin de journée je trouve un homme qui accepte de me louer une chambre pour 500INR (5,58€). Jamais je n’avais payé aussi cher pour un lieu si insalubre.
… et continuer à lutter
Je passe le lendemain cloué au lit à ne plus pouvoir bouger. C’est bête car c’est la journée phare du Holi Festival. Je sors pour manger un tout petit peu et découvre ces hommes et ces femmes saupoudrés de couleurs. La tradition veut que durant ce jour le système des castes soit révolu. Lorsque les Indiens sont couverts de couleurs, tous deviennent égaux. Je remarque que cette tradition est plus suivie par les jeunes et dans les milieux populaires.
Le billet de train réservé en avance m’oblige à quitter le lit deux jours plus tard. Comme ce dernier ne part que dans la soirée, je laisse mon gros sac dans la guesthouse et visite Calcutta à pied.
Au moment de récupérer mon bagage, je constate que les grilles de l’hébergement sont fermées. Je sollicite l’homme de maison pour qu’il m’ouvre mais ce dernier me demande cent roupies pour que je puisse récupérer mon sac. De toute évidence, il se venge du fait que je ne lui ai pas donné de pourboire ce matin. Je refuse catégoriquement et menace d’appeler la police. Ce dernier n’est visiblement pas intimidé. Malade, à bout de forces, un instant de rage s’empare de moi. Je secoue violemment les grilles en hurlant. Surpris de voir tant de noirceur dans mon regard l’homme fait mine d’appeler son patron avant de m’ouvrir la grille trente secondes plus tard. Je récupère mon sac et me rends dans la gare de Calcutta qui est immense. Elle est composée de vingt-trois quais et une route traverse même le bâtiment. C’est la gare la plus fréquentée d’Inde ! Je rends grâce d’avoir une couchette même si je commence à m’inquiéter de cette diarrhée qui ne passe pas malgré les médicaments que j’ai pris.
Arrivé à Varanasi je n’en peux plus. Je commence de nouveau à me faire refuser dans les hôtels. L’un de ceux qui est prêt à m’accepter me demande un prix exorbitant. J’explique que mon budget maximum est de 500 roupies. L’hôtelier me lance un : « OK » avant de me dire trente secondes plus tard : « 800 roupies » . Physiquement et mentalement épuisé je lui hurle dessus et quitte l’hôtel malgré le fait qu’il répète : « 500 roupies OK ». Même malade j’ai des principes.
Un homme bienveillant m’indique le quartier où résident les touristes. Sur le chemin je tombe nez-à-nez avec un cabinet médical. J’expose mon problème à l’infirmière qui me met en relation avec le médecin par téléphone. L’infirmière me dit qu’elle va me faire deux injections et me donner des médicaments. Détestant les piqûres je tente de refuser l’injection en vain. À bout de force, je me laisse faire et j’ai droit à une piqûre dans chaque fesse. Le tout se déroule au milieu de la salle d’attente. La femme me prescrit cinq médicaments différents et un produit pour me réhydrater. Je reste allongé sur le banc de la salle d’attente. Lorsque le médecin arrive enfin au cabinet, il m’installe sur le lit dans son cabinet. Très gentil il m’aide à trouver une auberge en me partageant sa connexion internet et en passant quelques coups de fil. Une heure plus tard je retrouve des couleurs et rejoins le dortoir.
La diarrhée ne s’arrête pas et je commence à planifier mon retour en France. Je me laisse quelques jours afin de voir si les médicaments feront effet. Le cas échéant je prendrai le premier vol pour la France. Je regrette de ne pas avoir pris d’assurance voyage et avale les cinq cachets différents en espérant que ces derniers soient compatibles les uns avec les autres.
Finalement, je passe une journée sans aller aux toilettes et reprend petit à petit des forces.
Un nouveau gâteau se retrouve dans ma Cookie Jar.
Fin du cycle de réincarnation, fin des malheurs
Je vais voir les Ghats, ces marches où sont brûlés les corps des défunts au bord du Gange.
Varanasi est très importante pour les hindous qui pensent que mourir dans cette ville sacrée signifie la fin de leur cycle de réincarnation. Les corps enveloppés de linceuls sont simplement posés sur un tas de bois. Une fois que le feu démarre et brûle le tissu blanc la chair est la vue de tous. J’observe des membres humains en train de se calciner. Lorsque le vent tourne l’odeur me donne des haut-le-coeur.
Pas encore totalement rétabli, je ne supporte plus les klaxons qui martèlent mon crâne. Le fait de voir des scooteurs rouler dans des rues piétonnes de moins d’un mètre de large m’insupporte.
J’ai perdu du poids et des muscles mais je prends quand même la décision de rejoindre le Népal pour aller faire un trek au pied de l’Everest.
Ah oui, je souscris aussi à une assurance voyage et rapatriement !
Salut Thimothé,
Nous lisons attentivement ton périple. Ce dernier épisode en Inde n’a pas été simple. Malgré tout, nous te disons M…… pour la suite🤞. Merci de nous faire partager tes aventures.
Basile et Delphine
Salut Thimotée,
Quelle expérience indienne !
Ta cookie jar n’est pas prête d’être vide.
Je t’écris depuis le Pacifique à l’occasion d’un Panama-Marquises à la voile. Je croise beaucoup moins de monde que toi sur l’eau !
Bonne route
jean-luc
Comme d’habitude…. Quel periple….
T’es un boss ahah !
Hate de te revoir pour que tu me racontes toutes ces aventures !
Prends soin de toi !